PARIS nostalg ...
CANYON DU CANIVEAU
Une serpillière enroulée , ficelée en travers du caniveau , juste après
la bouche d'égout . Un petit barrage en somme , pour endiguer le maeslström
des eaux de pluie ruisselant dans la rigole , et menaçant d'envahir la chaussée
au confluent . On y porte à peine les yeux en passant . On a toujours vu ça , et
l'on ne s'étonne pas de voir survivre cette astuce artisanale , à l'ère de
l'ordinateur .
C'est profondément Paris , cette serpillière gonglée d'eau . Un de ces points
d'ancrage inconscients qui ritualisent les images . La matière, toile compacte ,
effilochée au coin . La couleur , gris pauvre , humilité humide , secrètement
liée à la mouillure du bitume ou du pavé . Le procédé , surtout : une espèce
de planification insistante du système D .
Comme s'il était satisfaisant de se dire que les problèmes de voirie ne
pouvaient être réglés qu'avec un pragmatisme de bout de ficelle .
Et puis c'est une entrée en matière : en négociant le virage de la serpillière ,
les eaux semblent animées déjà d'une vie souterraine , un peu effrayante et
triviale - elles entrent dans le ventre de Paris . Pas de honte , pas d'effacement
pudibond . Ca se joue à la serpillière , emmaillotée façon sac de couchage .
Les années passent , et l'on est pas pressé de trouver mieux .
Il y a cette jubilation de tremper dans la flotte en charpie molle
au coin des rues .
Philippe Delerm